La mode et la crise

Quelques pensées sur l'industrie à laquelle - bien malgré moi parfois - j'appartiens à l'heure où les chaises musicales viennent de se relancer. Alexander Wang quitte Balenciaga après 3 ans de collaboration, Alber Elbaz quitte Lanvin après 14 ans de collaboration et plus surprenant encore peut-être, Raf Simons quitte Dior après 3 ans de collaboration et une arrivée sur-médiatisée notamment avec le très bon documentaire Dior et moi que je vous conseille vivement.

Quelle mouche a piqué les créateurs ? D'autant plus que ce jeu de chaises musicales a déjà eu lieu il y a bien peu (en 2012). Et si la véritable raison ne se trouvait pas dans l'industrie de la mode même mais plutôt dans ce que nous vivons depuis 2008 et ce que cette crise a fait de nous ?


Je fais partie de cette génération pour qui le plein emploi appartient au passé. Je n'ai jamais connu ça et ne le connaitrai probablement jamais. J'avais 24 ans quand l'économie s'est "effondrée" et ma vie professionnelle a été - et le sera encore pour quelques années - régie par des discours de manque de budget, d'attente de la reprise et de chômage. Je ne m'en plains pas, je ne serais probablement pas en train d'écrire cet article si tout cela n'était pas arrivé et je serais probablement encore assis à un bureau à faire quelque chose de très ennuyeux si les subprimes n'avaient pas existé.


Je ne suis pas un économiste. Je ne connais pas les chiffres et dans une certaine mesure, ils ne m'intéressent même pas. Je préfère raconter ce que je ressens, probablement en n'étant pas très objectif. Et si c'est ma ligne éditoriale alors voilà ce que je pense. Traditionnellement la société a accepté dans un premier temps la crise économique comme elle l'a certainement fait avec toutes les autres : la peur, la panique, le désarroi. Des milliers de vies ont été bouleversées, des emplois perdus... Mais une fois cette première vague terrible passée, que retient-on aujourd'hui de la crise ? Quels enseignements peut-on en retirer ?

Notre rapport à l'emploi a complètement changé. Chaque génération est unique, et il y a toujours des "originaux" pour choisir de monter leur entreprise, mais je parle là d'un changement radical et généralisé. Nos grand-parents et dans une certaine mesure nos parents ont connu une époque où l'on travaillait dans une entreprise comme dans le fonctionnariat. Et contrairement à ce que l'air du temps voudrait, il n'y a aucun mépris dans mes mots, simplement un point de comparaison. Les gens qui embrassent le fonctionnariat ne le font pas pour une paire d'années mais généralement pour une vie entière. Secteurs privés et publics étaient à l'époque de ma grand-mère presque identiques. Le tout était d'avoir un travail et de s'y tenir. La génération de mes parents étaient un peu différents de cela : si on butait sur un problème ou si on arrivait à la fin d'un chemin, alors on changeait d'entreprise. Cela arrivait parfois tous les 8 ans, parfois tous les 15 ans, beaucoup plus rarement tous les 3 ans. Et au niveau du rythme, on avait ses horaires. Parfois plus exigeants, d'autres fois moins, mais quand on était au travail, on était au travail. Et quand on était sorti du travail, eh bien on n'y était plus.

Nous prenions le même chemin que nos parents mais les téléphones portables sont arrivés. Puis internet est arrivé et avec lui, les emails. Le courrier ne se recevait plus avec un décalage en jours, mais instantanément. Puis les smartphones ont débarqué et ont participé à flouter encore plus la barrière entre vie privée et vie professionnelle. Les entreprises, qui demandent toujours plus - et là-dessus je vous prie de regarder la vidéo ci-dessous - ont réclamé de nous que nous ayions notre email avec nous, que nous y répondions et que nous soyions plus rentables. Puis, sur la pointe des pieds au début et avec grand fracas ensuite, 2008 s'est invité.



J'ai dû entendre 1500 fois les mots "en chinois, le mot crise est traduit par opportunité". Et c'est vrai que c'est une incroyable opportunité ! Une opportunité pour les entreprises de demander encore plus à ses employés. Parce que si tu ne fais pas ce que l'entreprise te demande, alors tu seras licencié. Et avec la crise actuelle, personne n'a envie de se retrouver au chômage pas vrai ? Sauf que c'est précisément là que se trouve la faille ultime de toutes les crises. Une fois que la crise est lancée c'est une course contre la montre pour les entreprises et les employés. Car si on peut jouer avec la peur des gens, on ne peut pas le faire ad vitam aeternam. Vient un moment où un ras-le-bol s'impose et où la créativité, l'envie, prennent le dessus sur la peur et l'obéissance. Parfois à raison, d'autres fois à tort bien sûr. Mais c'est pour moi la grande leçon de cette crise.

Notre rapport au travail a été complètement chamboulé et je trouve aujourd'hui de tout dans mon entourage. Mais je trouve de moins en moins de gens malheureux et dont le travail qui ne leur plaît pas prend tout leur temps. Un boulot peut être alimentaire mais il n'empiètera certainement pas sur le temps personnel de l'employé.

Mais revenons à nos moutons. Les créateurs de mode ont-ils la bougeotte ? Et si simplement les créateurs de mode suivaient la tendance ? Après tout, qui aujourd'hui reste dans une boîte au même poste plus de 3 ans ? Et si certains d'entre eux accordaient plus de valeur à leur propre label plutôt qu'à avoir un titre ronflant ? À ce titre, Raf Simons est un exemple parfait ! On ne sait pas encore de quoi son avenir va être fait, mais il y a fort à parier que sa marque sera au centre de celui-ci.

Je sais que pour ma part, la décision a été simple : si je dois investir du temps de travail, alors je préfère que ce soit pour quelque chose de personnel. Lorsque je travaillais pour une marque de prêt-à-porter il n'y a pas si longtemps, nous avons reçu un jour un jeune homme qui montait lui-même un projet personnel. Alors que la réunion était terminée, je me suis tourné vers mon patron et lui ai dit "ça fait rêver hein ? De voir des mecs aussi jeunes monter des projets aussi ambitieux. Ça me donne l'impression que je perds mes plus belles années, à ne rien faire de personnel". Inutile de vous dire que mon patron était furax d'entendre ça et qu'il me l'a bien fait savoir "tu fais quelque chose ! Tu construis cette marque". Et c'est à ce moment précis que j'ai compris que je ne serai jamais satisfait dans une entreprise qui ne serait pas la mienne. Il faisait partie de ces patrons qui écrivent des mails à 23h et qui exigent une réponse immédiate.

Et si Raf Simons en avait eu marre de travailler pour Dior et qu'il voulait faire de sa marque quelque chose de grand ? Et si Alber Elbaz voulait simplement changer d'air ? Après 14 ans chez Lanvin qui pourrait le lui reprocher ? Bien entendu, on ne peut pas tous devenir créateurs, entrepreneurs, patrons... Et il faudra toujours des gens pour exécuter. Mais ce qui est certain c'est que faire vivre les exécutants dans la peur de la perte de leur emploi ne mènera nulle-part. Nous sommes faits pour faire des choses ensemble, pas pour répondre aux ordres et désirs tordus de gens qui se considèrent plus intelligents et plus valides que nous.

Bonne chance messieurs dans vos nouveaux projets !

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire