L'homme sans talent

Un jour d'automne de l'année 1965, Arthur naît. À l'hôpital où sa mère accouche, l'infirmière est formelle : "votre fils n'a aucun talent". Pour la maman d'Arthur, la nouvelle tombe tel un couperet. Benjamin d'une famille de trois enfants, Arthur est le seul a être annoncé comme "sans talent". Ses parents savent parfaitement ce que cela signifie : la voix de garage, fonctionnaire au mieux, politique au pire.

En dépit de cela, Arthur est élevé à l'image de ses frères et sœurs : très entouré, très aimé. Une personne qui ne le connait pas peut parfaitement penser de lui qu'il est promis à devenir artiste ou même freelance. La tristesse de ses parents de savoir sa condition ne transpire que très peu : la nostalgie d'Arthur n'est visible qu'en surface. Il est quelqu'un de très heureux.

Plutôt joyeuses, les premières années d'Arthur sont dignes de celles de n'importe quel autre enfant. Des moments difficiles, des moments plus heureux. Souvent l'amour et la joie font place à l'incompréhension : Arthur est le clown de la famille. À tel point que sa mère pour ses dix ans - et contre l'avis de son père - l'emmène au ministère du Talent afin de faire un nouveau test. Cela n'a jamais été fait auparavant, mais la mère d'Arthur a bon espoir. Après tout il lui arrive de se tromper, pourquoi est-ce que le système ne se tromperait pas lui aussi ? Évidemment, au ministère, l'accueil de sa demande est glacial : "les données sont les données Madame. Il est clairement indiqué sur le dossier de votre fils qu'il n'a aucun talent. Plus vite vous vous ferez à cette idée et plus vite Arthur pourra jouir d'une vie heureuse". Ainsi Arthur n'a pas de talent. C'est le système qui le dit. Sa mère ne l'accepte visiblement pas mais lui le vit plutôt bien. Il a 10 ans et système ou pas, il a la vie devant lui.

Arthur a 20 ans. Il a eu son bac avec la moyenne, ses bulletins sont remplis de commentaires du type "élève très scolaire", "comportement exemplaire", "si tous les ST pouvaient être aussi sages". ST, c'était sa spécialité : "Sans Talent". Généralement cela ne mène qu'à des carrières peu reluisantes : l'ENA puis un poste à haute responsabilité dans l'administration. Les meilleurs d'entre eux peuvent monter une agence de ressources humaines. À la fac il s'assoit avec les autres ST, là où on lui a demandé de s'asseoir. Il a quelques amis, leurs notes sont très bonnes. Le reste des élèves ne les aiment pas beaucoup, certains même les méprisent. Eux s'excuseraient presque d'être là. À la pause de midi, Arthur imite les professeurs pour faire rire ses camarades. Les accents, les mimiques... Un jour, le bruit attire un talentueux. Au début Arthur ne le voit pas, il est plongé dans l'imitation de leur professeur d'Administrations. Quand il s'aperçoit de sa présence, il est déjà trop tard. Rouge de honte d'avoir entrepris une activité "talentueuse", il se fait humilier devant tous ses amis.

Arthur a 25 ans, on lui a annoncé il y a trois jours qu'il doit devenir secrétaire au cabinet du ministère de l'Économie. Après cela, s'il est suffisamment terne, il pourra devenir directeur de cabinet, puis certainement ministre. Sa mère est très triste, il comprend maintenant pourquoi. Son père est mort l'année dernière. Il a vu son fils devenir footballeur professionnel et sa fille devenir photographe. Il ne verra jamais Arthur devenir directeur de cabinet, mais c'est probablement mieux comme ça. Ses derniers mots ont été "j'espère que le ministère fera quelque chose pour Arthur". Trois nuits par semaine, Arthur se produit dans un petit théâtre de quartier pour ST. Les activités "artistiques" des ST ne sont pas réprimées et sans être autorisées, elles ne sont pas non plus encouragées. Il s'agit d'une petite salle dans laquelle les plus fortunés peuvent assister à une activité de divertissement. Rien à voir avec les artistes que sa sœur côtoie. Il y a quelques mois de cela, alors qu'il rentrait du ministère, il a fait un détour par la galerie dans laquelle celle-ci expose actuellement. "C'est là que je dors" lui avait-elle dit en lui montrant un local d'à peine 9 mètres carrés derrière la galerie. Il n'est pas certain que le local ait été aux normes de sécurité et d'hygiène exigées par le ministère de l'Intérieur, mais c'était le rêve ! "Je n'atteins pas les 1.000€ par mois". Comme il aurait aimé avoir sa vie ! Dire que lui luttait pour ne pas toucher les primes qu'on voulait lui remettre tous les mois !

Arthur a 30 ans. Son frère vient d'être sélectionné par l'entraîneur de l'équipe d'Europe pour aller affronter les autres continents au championnat planétaire quinquennal. Les élections sont proches, même si on sait bien que cela ne change plus rien, dans les administrations c'est l'affolement habituel. Des gens démissionnent, on en limoge d'autres. On doit les réembaucher sur-le-champ dans d'autres ministères étant donné leur manque de talent. Le ministre de l'Intérieur vise la présidence et durcit donc logiquement sa conduite. C'est dans ce cadre que le théâtre a été fermé il y a quelques semaines. En arrivant, la police était sur place et interrogeait tous les ST qui venaient y jouer le temps d'une soirée. Une chance qu'il soit arrivé en retard, le public n'était lui pas inquiété. Aucun des ST n'a été condamné, mais le théâtre est maintenant fermé. Et Arthur n'a plus la soupape dont il bénéficiait jusqu'à il y a peu.

À 35 ans, Arthur est en passe de devenir Ministre. L'ancien ministre de l'intérieur est devenu Président. Il dirigera le pays comme son prédécesseur l'a fait : sans personnalité ni vision. Si Arthur devait définir sa vie en une couleur, il dirait gris. Le petit théâtre dans lequel il se produisait a réouvert, mais il ne s'y rend plus. Le ministère lui demande trop de temps, trop de rendement, trop de choses. Dans son bureau gris en haut de sa tour grise qui domine la ville grise, Arthur repense à ses imitations et à ses routines avec tendresse.

 Cela fait deux ans qu'Arthur est ministre et à 40 ans, sa vie est réglée comme une horloge. Son frère a gagné le championnat, sa sœur vit sous le seuil de pauvreté, mais lui... lui n'a rien qu'un appartement de 150m2 dans le quartier le plus cher de toute la ville. C'est alors qu'un matin de novembre, il fait une rencontre étrange. Alors qu'il prend l'ascenseur qui l'amène, comme tous les matins à 8h43, dans son bureau, il croise le directeur de cabinet du ministère du Talent. Inhabituel étant donné que le ministère du Talent est situé en plein cœur du quartier des artistes. Mal habitué, Arthur est gêné par la présence de ce personnage haut en couleur et tatoué du cou jusqu'aux chevilles. Son air hirsute et son accoutrement débraillé le déstabilisent. Alors qu'il s'apprête à sortir, voici l'échange qui a lieu entre les deux hommes :

"- J'espère que votre journée sera meilleure que la mienne !
- Pourquoi cela ? demande Arthur
- Quoi vous n'avez pas lu les journaux ?
- Nous n'avons pas de journaux ici dans les quartiers ST, répond Arthur.
- Ah pardon, j'oubliais." Après un silence, le directeur de cabinet rajoute "Il y a eu un bug.
- Un bug ? Un bug de quoi ?
- Un bug du système. On dirait qu'à certaines années et à des mois bien précis, le système a buggé et a déclaré ST des milliers de citoyens qui étaient en fait talentueux".

Arthur a l'impression de s'être totalement vidé de son sang. Son costume gris paraît noir à côté de son visage. Un bug ? Vraiment ? Pourrait-il en faire partie ?

"- Enfin bon pour l'instant ce n'est qu'une rumeur, mais je suis venu chercher votre communicant pour la conférence de presse. Le notre est trop talentueux et on veut que celle-ci dure le moins possible afin d'être le moins divulgatrice.
- Je comprends, balbutie Arthur. Merci bonne journée."

Une fois dans son bureau, Arthur passe un coup de fil à sa secrétaire. "Chantal vous serez bien aimable de m'amener les dernières circulaires du ministère des Finances, de celui du Talent et de celui de l'Intérieur, merci beaucoup". En glissant le ministère du Talent au milieu des deux autres, Arthur espère ne pas éveiller l'attention de sa secrétaire. C'est sans compter sur le manque de talent de cette dernière qui ne s'aperçoit de rien et lui amène sans broncher les circulaires reliées dans un cahier gris et noir à spirales.

Une fois celles de la Finance - qu'il connaît déjà par cœur - et celle de l'Intérieur - dont il se fiche éperdument - écartées, il s'attaque à celles du ministère du Talent. Arthur est sous le choc, il n'a jamais rien vu de tel. Toutes les circulaires sont manuscrites, dans une calligraphie unique et superbe. Il y a des enluminures, des schémas explicatifs, dignes des plus grands artistes que ce monde ait connu. Le travail de recherche s'avère être bien difficile puisqu'il lui faut déchiffrer toutes les écritures. Certaines circulaires, après les avoir lues et relues, révèlent même contenir des jeux de piste à l'intérieur de la circulaire, ou parfois inter-circulaires. Ces jeux de piste consistent à retrouver plusieurs mots puis à les coller ensemble afin de constituer un poème ou bien une citation. C'est à couper le souffle.

Arthur sacrifie sa matinée à chercher une circulaire faisant état d'un éventuel bug du système. Plus d'une heure par circulaire est nécessaire au bon entendement de celle-ci. Ce n'est qu'au bout de la cinquième qu'il comprend qu'il l'a trouvée. Il s'agit d'un simple papier, une feuille volante de type A4 sur laquelle sont alignées des phrase entière de langage binaire. Impossible évidemment d'être sûr qu'il s'agit bien de cette circulaire précise, puisqu'il ne comprend pas le binaire, mais il reconnaît là le génie et l'insolence du ministère du Talent : la lettre qui parle du bug de la machine, par essence objet sans talent, est rédigée sur un papier terne de format A4 et en langage binaire. Comme un doigt d'honneur aux administrations qui leur dirait "ce n'est pas de notre faute, c'est cette foutue machine qui n'a pas de talent". C'est forcément la circulaire.


À Suivre...

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