La pause

To Build a Home by The Cinematic Orchestra on Grooveshark

C'était le haut-le-cœur qui le gênait le plus. En pensant au moment ou tout cela allait reprendre, il ferma les yeux une fois de plus. Quand il les rouvrit, tout s'était arrêté.

Il y avait maintenant 20 ans que cela s'était produit pour la première fois. Il s'en souvenait parfaitement. Un de ces souvenirs cristallins comme il en reste parfois. Au cours d'une soirée entre amis, on en était venu à discuter de super pouvoirs, de capacités particulières. Quoi de plus normal ? Au moment où la parole lui avait été donnée, sans aucune hésitation, il avait répondu "pouvoir mettre le monde entier en pause". Mais ça ne vaut pas si on n'explique pas pourquoi. Alors il avait ajouté "pour pouvoir de temps en temps rallonger un moment agréable, rattraper le temps perdu, prendre plus de temps, gagner du temps, en perdre quand je le souhaite...". Et comme évidemment il fallait expliquer comment ce pouvoir se déclencherait, il avait dit "En fermant les yeux et en le décidant. Comme ça".

En réouvrant les yeux il n'y avait d'abord pas cru. Il avait commencé par croire à une blague un peu longue. Puis la peur était venue : "Et si je les avais bloqué pour toujours ? Et si je m'étais, moi, bloqué à tout jamais ?". En regardant pas la fenêtre, il s'aperçu alors que la pluie battante avait cessé. Ou plutôt qu'elle s'était interrompue, littéralement.Les gouttes ne faisaient plus la course sur le carreau. Il prit alors conscience du silence assourdissant, du vide dans lequel il se trouvait, de la parfaite anomalie de sa situation.

Puis au bout d'un moment, il se fit à l'idée que ce n'était ni un rêve, ni une mauvaise plaisanterie, ni rien de tout cela. Il pouvait bel et bien arrêter le temps. Il reprit sa place dans le cercle des amis puis instinctivement ferma les yeux et pensa "maintenant". Pour la première fois il le sentit : comme si un ascenseur stoppait sa chute de 30 étages, un haut-le-cœur dur à encaisser. Puis les rires revinrent, la musique reprit où elle s'était arrêtée, et la pluie continua de frapper le carreau de la fenêtre à laquelle il était quelques instants auparavant. Quand il rouvrit les yeux, il était complètement sous le choc et dut s'excuser. "J'ai dû manger quelque chose aujourd'hui que je ne digère pas". Sur le chemin du retour, il eut l'impression que sa tête était trop petite pour toutes les pensées qui se bousculaient dedans. Qu'allait-il pouvoir faire ? Y'avait-il des limites à ses pouvoirs ? Est-ce qu'il s'agissait d'un coup de chance qui ne se répéterait jamais ? Et bien évidemment, au delà de tout ça : que devait-il faire ?

Depuis cette première fois, souvent cette capacité particulière l'avait sorti de situations inextricables : agressions, deadlines peu tolérantes pour rendre un travail. Il avait du temps en plus, un temps qu'il pouvait exploiter à jamais, à condition d'accepter d'avoir envie de vomir après son utilisation. Ainsi il avait vécu chaque moment les plus intenses de sa vie, au ralenti. Pour son premier coup de foudre, il avait arrêté le temps pendant ce qu'il calculait être deux jours. Il l'avait regardée et avait senti ce sentiment doucement se répandre de sa cage thoracique jusqu'au bout de ses ongles pendant plus ou moins 48h. Sa première rupture, il l'avait pleurée pendant deux semaines. Pour son premier job, il se souvenait souvent en souriant d'avoir pris un jour de plus pour rendre un travail dont il n'était pas satisfait.

Puis étaient venus les premières désillusions. Il se souvenait avoir arrêté le temps pendant six heures pour faire une nuit entière de sommeil et affronter la première fièvre de son premier enfant. Se réveiller en sueur et avec un sentiment de culpabilité dont il n'avait pu se défaire les semaines suivantes et qui souvent le réveillait la nuit encore aujourd'hui. Il se souvenait avoir arrêté le temps en ayant appris la maladie de sa mère, faisant l'aller retour au milieu d'une autoroute à la fois lancée à 130km/h et complètement arrêtée pour aller la voire et lui parler à l'oreille pendant qu'elle, immobilisée comme les aiguilles des montres, parlait avec lui au téléphone. Il se souvenait enfin de la solitude qui l'habitait perpétuellement, celle du secret qu'il portait et dont il ne pouvait partager le poids. Combien d'heures, de jours, de semaines, avait-il volé ? Combien d'années ?

Assis sur le capot de sa voiture, sur cette aire d'autoroute, il contemplait une fois de plus une nuit calme, complètement sourde, et décida que celle-ci était la dernière. Il fallait vivre, résolument. Commettre des erreurs, cesser de penser, être plus imparfait. Il fallait regretter. Il tournait une page qu'il avait commencé d'écrire il y a quelques années dans ce salon d'appartement parisien. Il ferma les yeux puis se laissa envahir une dernière fois par la nausée. Puis il imagina le bruit des camions, le vent sur son visage et l'odeur de pollution prendre possession de ses narines. Il rouvrit les yeux.

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